L'enfance d'un roi
Il ne pensait qu’à une seule chose, s’évader. Mais attention : chez Harry, cette pensée ne le traversait pas seulement, comme cela peut nous arriver à tous, lorsque, coincé au travail, vous désespérez de sortir à temps pour capter les derniers rayons de soleil d’une première et belle journée de printemps et que votre secrétaire vous annonce que quatre personnes patientent encore dans la salle d’attente ; ou encore, lorsqu’entre le fromage et le dessert d’un repas de famille qui s’éternise, vous prend une furieuse envie de rejoindre les enfants qui rient et courent dans le jardin, indifférents aux derniers soubresauts de l’affaire Dreyfus, que tient absolument à vous expliquer votre voisin de table, militaire de son état ; ou bien même lorsque, lors d’un premier rendez-vous, vous comprenez que la personne qui vous fait face ne correspond absolument pas à ce que vous imaginiez à la lecture des lettres énamourées qu’elle vous envoyait, mais que la « jolie brune sportive dans la trentaine » s’avère être le portrait craché de feu votre tante Olga, poils au menton compris. Non. Chez Harry, ce désir d’évasion était pour ainsi dire une seconde nature.
Cela avait commencé le jour de sa naissance. Sa mère était en train de finir sa vaisselle lorsque ce qu’elle a d’abord pris pour une crampe à l’estomac, due au reste de potée d’hier qu’elle avait fini le midi même, s’avéra être la perte des eaux. A peine le temps de s’aliter que le petit Harry poussait son premier cri, rouge comme une écrevisse. Le docteur appelé en urgence affirma qu’il n’avait jamais vu cela : prématuré de sept mois, le bébé serrait entre ses petites mains le cordon ombilical, comme, raconta-t-il plus tard « un prisonnier l’échelle de corde confectionnée avec les draps de sa cellule ». On le mit en couveuse, dans laquelle fort heureusement il se tint coi, mais de retour à la maison, il ne tarda pas à s’échapper de son berceau ; la première fois, ce fut le chien qui le débusqua sous l’armoire. Une autre fois, sa mère le surpris près de la fenêtre de sa chambre, qu’il avait atteint on ne sait comment, tandis qu’il s’apprêtait à se relever en s’aidant du cheval à bascule. On le mit dans un lit à barreaux, qu’il trouva le moyen d’escalader et d’enjamber, sans qu’il ne fût jamais possible de le prendre sur le fait. De guerre lasse, ses parents durent se résoudre à l’attacher la nuit par le poignet, mais là encore, il développa une aptitude peu commune chez un nourrisson pour venir à bout des nœuds les plus retors.
Enfant, sa scolarité fut somme toute celle d’un élève moyen. Il s’appliquait peu ou prou dans toutes les disciplines. Outre la gymnastique, deux d’entre elles retenaient particulièrement son attention : la littérature tout d’abord, qui lui donnait l’occasion de s’évader par la lecture et d’échapper ainsi à un quotidien qu’il jugeait morne et sans intérêt, et la technologie, dans laquelle il excellait. Son professeur, qui avait reconnu en lui l’élève curieux et prometteur qu’il avait lui-même été, mais que le manque d’imagination du corps enseignant n’avait pas su déceler à temps, le gardait volontiers après les cours et lui enseigna les rudiments de la mécanique de précision, des engrenages, des poulies, des ressorts, des rouages à double révolution et des roues à spirale hélicoïdales. La curiosité se fit passion, le jeune Harry développa un goût immodéré pour les serrures, les boîtes à double fonds, les meubles à secret, domaine dans lequel son inventivité pouvait se déployer sans modération, mais qui prit le pas sur les autres disciplines qu’il délaissa peu à peu. Hélas, comme chacun le sait, un tel passe-temps ne peut constituer le seul bagage sur lequel construire une carrière. La fin des études obligatoires le laissa sur le carreau, orphelin de son mentor, sans qu’il ait pu construire un projet professionnel dans lequel il pourrait mettre à profit ses talents si particuliers. Il partit faire son service militaire, où il ne laissa guère de souvenirs que celui d’un troufion peu concerné par la chose militaire. Sans y mettre une mauvaise volonté particulière, il se trouvait toujours embarqué malgré lui dans des combines douteuses qui lui valurent plusieurs passages au mitard. D’où, naturellement, il s’évadait régulièrement, au grand dam des autorités qui choisirent de se séparer avant l’heure de cet énergumène insaisissable, dans tous les sens du terme.
De retour à la vie civile, sans bagage, sa mère, femme d’étage dans un hôtel de luxe, le fit embaucher en tant que liftier. Au début, il s’intéressa passionnément aux mécanismes de l’ascenseur, dont la machinerie subtile le fascinait, mais son enthousiasme connut très vite des hauts et des bas. On dut bientôt se passer de ses services car il avait une fâcheuse tendance à disparaître comme par enchantement entre le troisième et le septième étage, et les clients se plaignaient. Aucun autre emploi ne put intéresser suffisamment le jeune homme pour qu’il y resta plus de trois mois. Sa bonne volonté initiale s’émoussait vite et il disparaissait parfois du jour au lendemain, au point d’aboutir fatalement et systématiquement à son renvoi.
Démunie face à ce jeune garçon qui semblait bien parti pour lui rester sur les bras, sa mère décida de consulter un psychologue qui, elle l’espérait de tout cœur, pourrait lui fournir les clés pour comprendre les rouages de ce cerveau bien particulier. Je venais alors d’obtenir ma thèse de doctorat et d’ouvrir mon cabinet, et c’est ainsi que je fis la connaissance du jeune Harry. Au cours des quelques séances que nous avons passées ensemble, je le soumis à toute une batterie de tests : traits de caractère, intérêts, aptitudes, émotions … Sans être totalement réticent à ce que nous travaillions ensemble, je compris très vite qu’il serait difficile de cerner sa personnalité, car il avait une fâcheuse tendance à fuir mes questions. Dès que je pensais avoir compris les ressorts de son comportement, il m’échappait subitement et tout était à recommencer. Au bout de quelque temps, il n’honora plus qu’un rendez-vous sur deux. La fois suivante, il m’expliquait qu’il était en toute bonne foi en chemin vers mon cabinet quand une envie subite l’en avait détourné et lui avait fait prendre, presque contre sa volonté, la poudre d’escampette.
Cette mécanique de l’échec eut tôt fait de venir à bout de ma patience, d’autant que ses parents, qui ne roulaient pas sur l’or, ne pouvaient prolonger indéfiniment la thérapie. Devant ce qui me semblait alors une impasse, je convoquais sa mère pour lui faire part de mon triste constat : « Ma science ne peut rien, hélas, face une personnalité aussi instable. Votre fils est un rêveur invétéré qui ne pense qu’à s’évader. Il faut vous faire une raison, Madame Houdini, il ne fera jamais rien de bon dans la vie ! »