C'est ma tournée
C’était un café comme on n’en fait plus. Un rad peinard d’habitués, dans une petite ruelle d’Orléans, derrière la gare. Le nom de la rue, j’ai oublié, mais celui du bar, lui, est facile à retenir. Les patrons n’avaient pas cherché bien loin : comme il était situé au trente de la rue, ils l’avaient baptisé « le Trente ». Pas plus compliqué que ça. De toute façon je pourrais y aller les yeux fermés, vu ce qui m’est arrivé. A vrai dire, pas sûr que j’ai trop envie d’y retourner, mais quoi ? pas d’autre choix ! Et puis, depuis tout ce temps, j’ai bien changé. Faut dire, la prison, ça vous transforme un homme.
A l’époque, j’étais encore un tout jeune gars. Pas mal foutu, si j’en crois ce que disaient les filles, mais pas du tout à l’aise dans ma peau. Mal dégrossi, un peu gauche, comme on dirait, je cachais ma timidité derrière des allures et un look de mauvais garçon. J’arrivais de ma campagne pour faire mon apprentissage dans un garage de quartier dont mon père avait connu le patron à l’armée. Pas le genre de commerce avec une devanture où admirer de belles caisses, mais un endroit un peu crade, avec un rideau en fer rouillé et de la graisse accumulée au fil des ans. Rien de reluisant quoi, mais les habitants du coin y confiaient l’entretien de leurs voitures, certaines aussi vieilles qu’eux. J’étais logé dans une petite chambre au-dessus du garage. J’ai vite compris que mes vieux avaient demandé au patron de me surveiller en douce, et que, niveau liberté, je ne serais pas loin de zéro. C’est vrai que je leur en avais fait voir de toutes les couleurs ces derniers mois. S’ils n’étaient pas fâchés de me voir partir, ils n’étaient quand même pas rassurés de me lâcher dans ce qui, à leurs yeux de péquenauds, était « la grande ville ». C’est égal, j’allais pouvoir faire de la mécanique et c’est tout ce qui comptait pour moi. Car j’en avais démonté des moteurs, avant d’arriver là. Toutes les bécanes de mon bled étaient passées entre mes mains un jour ou l’autre, j’étais un vrai virtuose de la clé à molette. Et pas que des bécanes d’ailleurs, même les bagnoles, les tracteurs, c’était plus fort que moi, fallait que je leur ouvre le capot, que je leur ausculte les pistons. Et sans jamais avoir appris : un vrai « auto-didacte » comme disait mon cousin, celui qui rigole tout le temps. Un Mozart du diesel ! Mais voilà que je m’égare. De toute façon, m’égarer, c’est le drame de ma vie, comme vous allez voir.
Au début ça allait : se lever tôt, travailler tard, je ne rechignais pas à faire des heures. J’étais comme un fou à découvrir différents modèles de voitures, ce n’était pas le grand luxe mais c’était quand même de nouveaux jouets. Le soir je ne demandais pas mon reste, diner vite fait avec les patrons, qui m’assuraient aussi le couvert, et au lit. Mais que voulez-vous : à cet âge-là, on se lasse vite de tout et j’ai commencé à m’ennuyer grave. Vidanger la 2 cv du père Marcel, ça va bien cinq minutes mais ça n’occupe tout de même pas longtemps les rêves d’un jeune de vingt ans, et je commençais à me dire que mon père m’avait mis dans une sacrée voie de garage. Alors un soir, pour tromper l’ennui, je suis ressorti en loucedé me balader dans le quartier, que je ne connaissais pas encore. La soirée était douce, je marchais d’un bon pas et tout – les vitrines des magasins, les devantures de cinéma, les couples qui déambulaient main dans la main, les bandes de jeunes qui s’interpellaient en riant – tout m’épatait. J’ai erré ça et là un bon moment, je crois bien que je tournais un peu en rond car je repassais plusieurs fois aux mêmes endroits. J’avais une furieuse envie de boire un coup mais je n’osais pas trop. Comme je vous l’ai dit, j’étais un peu gauche et malgré mes allures de marlou, les belles terrasses que je croisais, avec tous ces gens qui semblaient décontractés et qui riaient trop fort, m’impressionnaient au point que j’hésitais à m’asseoir. A force de tourner, je me suis peu à peu éloigné du centre, et je me suis retrouvé du côté de la gare, dans cette petite ruelle où, tout au fond, j’ai cru reconnaitre le café de mon village. Il n’y avait que deux ou trois tables disposées à même le trottoir, pas beaucoup plus à l’intérieur, et les trois clients accoudés au bar semblaient presque à moitié endormis. Sans hésiter, je me suis assis à la première table venue. J’avais chaud, j’étais un peu en colère après moi, un peu triste aussi et ma mine renfrognée ne devait pas donner envie de me taper la causette. D’ailleurs, le patron ne semblait pas non plus d’humeur bavarde. Je lui commandais un demi, qu’il m’apporta en se trainant sur ses savates élimées. Il était déjà tard, et je me demandais ce qui pouvait bien le pousser à rester ouvert plutôt que d’aller se coucher. La routine, le manque d’imagination sans doute. Mais curieusement je me sentais bien, là. Je me détendais peu à peu, j’allongeais mes jambes et je mis à rêver à un avenir où je ne me contentais pas de réparer les voitures des autres. Ce soir-là, je partis fort tard, juste après que le patron m’ait fait comprendre en balayant le pavé un peu trop près de mes chaussures, qu’il était tout de même l’heure d’aller dormir. En tout, j’avais bu quatre bières et je titubais un peu en rentrant. Je ne me doutais pas qu’une partie de ma vie se passerait dans ce bouge dans les mois à venir.
Je n’eus pas beaucoup de mal à tromper la surveillance de mon boss. Chaque soir, j’attendais qu’il s’endorme devant la télé pour quitter la maison en catimini. C’était bien des précautions inutiles d’ailleurs, car il avait lâché l’affaire depuis longtemps ; il n’était pas garde chiourme, tant que je bossais dans la journée, je pouvais faire ce que je voulais, il s’en fichait comme de sa première chemise.
Chaque soir, je me rendais donc au Trente où je prenais mes aises. Je me posais sur le bout de terrasse, ou au comptoir lorsqu’il pleuvait, je buvais mes bières en observant les rares badauds. Parfois, je ne pensais à rien, parfois juste au temps qui passe, mais j’étais bien. Quand on apprenait à les connaitre, les tenanciers étaient finalement plus sympas qu’on aurait pu le croire de prime abord. Un peu fatigués de la vie, un peu blasés, un peu désillusionnés mais avec un bon fond. Ils me prirent d’amitié, elle surtout. Je lui rappelais son fils, parti à la guerre, qui s’était marié là-bas avec un indochinoise, et qui ne leur envoyait plus qu’un ou deux courriers par an. La larme à l’œil, elle venait me parler de sa petite fille, qu’elle n’avait vue qu’en photo, et qui était bien belle avec ses yeux bridés et son sourire malicieux. Lui n’hésitait pas à me resservir une bière ou deux, surtout à la fin du mois quand ma maigre paie avait fondu. C’est dire qu’à force, nous formions presque une petite famille, et qu’ils ne virent pas d’un très bon œil que je m’accoquine avec le grand Armand.
Armand, cela faisait plusieurs mois qu’il n’était pas venu. Quand je le vis pour la première fois, c’était aux alentours du mois de mars, on se doutait bien qu’il ne revenait pas d’un séjour à la montagne. Long comme un jour sans pain, maigre comme un clou, il n’avait que quelques années de plus que moi mais paraissait beaucoup plus vieux. Malgré son air miteux, il dégageait de lui un je-ne-sais-quoi d’intriguant, une sorte d’aura qui laissait planer dans l’air un parfum de mystère. Ses yeux gris, peut-être… Il s’assit lourdement à la table près de la mienne, commanda une bière. J’ai compris qu’il était, comme moi, un habitué des lieux, même si je doute que la patronne ne lui est jamais montré les photos de sa petite fille. Il se mit à me causer, comme ça, naturellement, comme s’il m’avait toujours connu. Et moi qui était pourtant du genre renfermé, je me suis mis à lui parler. De mon enfance, de la ringardise de mes parents, de mon cousin rigolo, de mes conneries de jeunesse, de mon apprentissage au garage. Ce dernier point surtout l’intéressait. Il voulait tout savoir sur le fonctionnement du garage, si on gardait les voitures plusieurs jours, si je savais où étaient les clés, où dormait mon patron. C’est si bon lorsque quelqu’un vous écoute, s’intéresse à vous, pas vrai ? Au fil des soirs, on peut dire que nous sommes devenus de bons amis. Du moins je le croyais.
Quand il me parla de son affaire, au bout de quelques semaines, je mis du temps à comprendre où il voulait en venir. Il prenait des allures de conspirateur, chuchotait comme si tout le monde l’épiait. Il me décrivit une officine de prêteur sur gage, qui restait ouvert fort tard le soir, à l’autre bout d’Orléans. Il me détailla son plan, qu’il avait eu le temps de peaufiner, un braquage sans violence, sans risque, avec au bout un bon paquet de fric à se partager. Mon rôle était on ne peut plus simple : trouver et conduire la voiture avec laquelle, une fois le casse réalisé, nous nous enfuirons, ni vu ni connu, je t’embrouille. Dit comme ça, ça paraissait si simple que j’ai accepté.
Mais les choses ne se passent pas toujours comme prévu. Pourquoi ce soir-là a-t-il fallu que le préteur sur gage tienne davantage à ses sous qu’à sa vie ? Pourquoi n’avons-nous pas repéré plus tôt le bouton-alarme sous le comptoir ? Pourquoi Armand le non violent avait-il sur lui une arme chargée et pourquoi a-t-il tiré ? Et pourquoi l’ai-je ramassée alors que les sirènes hurlaient déjà comme dans un film de gangsters, et qu’il s’enfuyait ventre à terre ?
Tout ça, c’était il y a vingt ans. Je ne suis plus aussi beau garçon, du moins, là où j’étais, je n’ai pas rencontré beaucoup de filles qui aient pu me le dire. Mes parents m’ont tourné le dos, ils ne sont jamais venus me voir en prison. Le garage où je n’ai jamais terminé mon apprentissage a été rasé pour construire un parking. Il y a quelques jours, j’ai lu par hasard dans le journal local qu’un café que j’ai reconnu tout de suite avait été racheté par un vieil habitué, un certain Armand D. Alors, j’ai pris ma décision.
Ce soir, j’ai rendez-vous au Trente et mon révolver déforme un peu la poche de mon blouson.