Conflit de voisinage
Lorsqu’il en parlait, mon père ne le nommait jamais autrement que « le Facteur ». Vous comprendrez pourquoi lorsque je vous dirais que nous n’avons jamais vu notre voisin autrement vêtu que de sa tenue professionnelle. Tout au long de sa carrière, il avait dû garder ses vieux uniformes au fur et à mesure qu’on lui en fournissait de nouveaux, et ses armoires devaient en être pleines. Depuis, il les usait, un par saison, et ça lui tenait lieu d’unique garde-robe ; l’été la tenue de toile légère, l’hiver la tenue de drap complétée d’une lourde vareuse. Le tout dans les tons bleu nuit, bien sûr, accompagné de l’éternelle casquette relevée du logo jaune des Postes et Télécommunications. Depuis quand était-il en retraite ? du haut de mes dix ans, j’avais bien du mal à lui donner un âge ; pour moi, le monde se répartissait en trois catégories, les enfants, les adultes et les vieux et, incontestablement, il faisait partie de la troisième, et ce depuis un bon moment.
Dire que mon père n’aimait pas le Facteur serait bien en dessous de la réalité. Comme nos jardins étaient contigus, chaque fois qu’il se rendait dans son potager ou au poulailler, il était obligé de tomber sur son voisin et de lui faire la conversation. Il devait alors contenir sa nature bouillonnante pour se prêter à un échange que sa bonne éducation l’obligeait à revêtir d’un minimum de bienséance, et dont il ne connaissait jamais le terme, tant son interlocuteur avait la grande habileté, peut-être propre à sa profession, de relancer la conversation au moment même où l’on pouvait croire, en toute bonne foi, en avoir atteint le bout. Il était capable de parler de tout et de rien, mais surtout de rien et surtout de lui. Doté d’une voix nasillarde et haut perchée, Il se lançait dans le récit d’anecdotes aussi interminables que soporifiques sur le passionnant métier d’employé des postes, sur la conduite héroïque qui avait été la sienne lors de la dernière guerre, sur le ravitaillement ou le débarquement, qu’il semblait avoir dirigé à lui seul, sur l’épisode de mildiou de l’année 54 qui avait tué sur pied ses plants de pommes de terre. A vrai dire, le terme de conversation est mal approprié, car il s’agissait plutôt de longs monologues impossibles à interrompre, un simple hochement de tête de son interlocuteur pouvant lui suffire en guise d’échange.
Mon père, qui était alors encore en activité, adorait son jardin qui était son seul luxe et son unique passion, et il lui prodiguait des soins que ma mère et moi aurions eu quelques raisons de jalouser. Même s’il ne s’agissait que d’un tout petit bout de terrain dans le prolongement de l’habitation, comme on en voyait alors pratiquement dans toutes les maisons du nord de la France, il avait cependant réussi à l’aménager avec une inventivité dont il était pourtant peu coutumier. Après quelques marches, on accédait tout d’abord à une première partie paysagère, construite autour d’un petit bassin à poissons en plastique niché sous un saule pleureur. De là, le jardin se séparait en deux, à gauche une partie en pelouse, arborée d’essences rares et un peu étonnantes pour la région, et à droite le potager. Au fond, le poulailler abritait un petit cheptel qui nous fournissait trois ou quatre œufs par jour et quelques poulets qui, à mon grand dam, finissaient un jour ou l’autre dans nos assiettes. Il y passait une bonne partie de son samedi et du dimanche matin, car l’après midi était consacré à la promenade avec mes grands-parents. Côté parc, il tondait chaque semaine son bout de pelouse, il ramassait la moindre feuille, il élaguait les branches mortes dont il faisait au fond du jardin un tas qu’il brulait régulièrement, y laissant parfois un bout de sa moustache. Il rentrait alors à la maison l’air piteux, dégageant une forte odeur de boucané. Côté potager, il retournait la terre dès le mois de mars, ensemençait et plantait dès le mois d’avril, surveillant les levées comme le lait sur le feu, veillant à ce qu’aucun brin d’herbe ne vienne dénaturer la rectitude de ses lignes. Je l’accompagnais souvent, ma tâche était de ramasser les vers de terre et de les donner aux poules, qui se jetaient dessus comme la vérole sur le bas clergé. Je le regardais démarier les jeunes pousses de salades ou de radis, avec délicatesse et précision et j’aimais autant le geste, qui m’attendrissait, que le mot, qui me faisait rire. C’était somme toute de bons moments, et le temps que nous passions alors ensemble était simple et serein. Du moins, jusqu’à ce que notre voisin, le Facteur, nous interpelle.
Il se targuait d’être un excellent jardinier et, reconnaissons-lui cette qualité, il s’en donnait les moyens. Présent dès l’aube dans son potager, il ne le quittait que le soir venu, s’économisant ainsi les frais d’un épouvantail. Toutefois, on ne le voyait guère planter, ratisser ou sarcler, et son potager ne comportait jamais plus que de maigres plantations, quelques plans de patates, une dizaine de salades, trois ou quatre pieds de tomates, deux rangs d’oignons, un peu de persil et un bouquet de thym rachitique. La plupart du temps, les bras croisés sur sa bêche qui lui servait de support, le regard fixé vers notre jardin, comme une statue de pierre, il semblait attendre. Dans les faits, il attendait mon père.
Il commençait tout d’abord par l’observer en silence, penché sur sa bêche. Mon père lui tournait le dos, mais sentait derrière lui ce regard inquisiteur qui épiait ses faits et gestes, telle la statue du commandeur. Il retardait le moment le plus longtemps possible mais, inévitablement, il devait bien se retourner. Il feignait alors de découvrir sa présence et le saluait brièvement, tentant de se remettre illico-presto à ses affaires pour lutter contre l’inévitable, mais c’était mal connaitre l’adversaire. L’autre débutait toujours par une question anodine, à laquelle il fallait bien répondre. S’enchainaient alors deux ou trois conseils de jardinage, agrémentés d’anecdotes, toujours les mêmes, mais qui variaient parfois avec le temps : c’est ainsi que les huit kilos de patates récoltés sur trois rangs juste après la guerre devinrent douze, puis quinze au fil des années. A ce jeu, le Facteur incarnait le vieux sage, l’expert prolixe en conseils, nonobstant la pauvreté évidente de sa production actuelle, et mon père le novice, le maladroit. S’en suivaient alors des considérations plus générales sur la météo, qui n’est plus ce qu’elle était, puis on attaquait la politique et comme de juste ils ne partageaient pas les mêmes idées. Enfin, on abordait le volet personnel, les souvenirs de guerre, la dure condition de préposé des postes, les tournées interminables à grelotter par moins huit l’hiver ou à transpirer à grosses gouttes l’été. Il ne manquait pas alors de comparer ce rude et noble métier à celui de mon père, fonctionnaire des impôts, qui devait bien se la couler douce dans son bureau.
Je plaignais fortement mon paternel dans ces moments-là et je souffrais avec lui. A la manière dont il serrait son manche de pioche, je voyais bien qu’il n’avait qu’une envie, celle de retourner vers son carré de potager, à moins qu'il ne songeait à utiliser cette pioche à d’autres fins moins avouables. Mais, trop poli ou trop timide, il ne pouvait se résoudre à mettre de lui-même un terme à la discussion ; il acquiesçait vaguement d’un mot ou d’un hochement de tête, et il devait boire le calice jusqu’à la lie, subissant le flot intarissable de paroles. Parfois, c’est ma mère qui le sauvait : au bout d’un temps qu’elle jugeait raisonnable, elle l’appelait du haut de l’escalier, et il s’échappait en bredouillant une excuse. Il n’osait plus alors redescendre dans le jardin, guettant par la fenêtre le départ de son encombrant voisin qui, fine mouche, pouvait rester planté là des heures durant, fort de la patience légendaire des hommes de lettres. Parfois même, il lui arrivait de se planquer derrière un arbre. Mon père descendait alors avec précaution, étonné de l’aubaine, et au moment où il reprenait le cours de ses activités, l’autre bondissait, tel un diable de sa boite, et reprenait son caquetage là où il l’avait laissé.
Mon père en faisait des cauchemars ; il devint aigri, et en vint à développer une aversion vers tout ce qui portait l’uniforme, au point qu’un jeune employé du gaz se prit un jour la porte au nez. Il tournait en rond des heures durant, contemplant douloureusement son jardin qui, comme lui, se détériorait à vue d’œil. L’ambiance familiale s’en ressentait, et nous fîmes plus d’une fois les frais de cette amertume. Des solutions furent envisagées : la construction d’un mur, hélas trop onéreuse, fut écartée. La plantation d’une haie ne fut pas davantage retenue, car il aurait fallu alors empiéter sur le terrain déjà très étroit. En outre, cela aurait ressemblé à une déclaration de guerre, extrémité à laquelle il ne pouvait se résoudre. L’épidémie de grippe de l’hiver 72 lui donna un espoir, lorsque le Facteur dû être hospitalisé deux semaines. Las, dès l’arrivée du redoux, nous le vîmes étrenner sa nouvelle vareuse, agrémentée cette année d’un gros cache col en laine. Il tenta bien de jardiner la nuit, mais le cœur n’y était pas. Il attendit les jours de pluie, mais la terre était toute détrempée et les graines s’éparpillaient dans les rigoles. Il dut bien admettre qu’il n’avait guère d’autre choix, sauf à renoncer à son plaisir du jardinage, que de faire avec ce maudit voisin. Avec le recul, je crois que celui-ci n’était pas dupe de la haine que mon père éprouvait pour lui. Mais, quoi ? sa femme, disait-on dans le quartier, était alitée jour et nuit, et le plaisir de torturer sans risque son voisin était peut-être le dernier qui lui restait et il ne comptait pas s’en priver.
Le calvaire paternel dura encore une dizaine d’année et ils vieillirent de concert, comme deux ennemis inséparables. J’avais quitté depuis plusieurs mois le domicile familial pour voler de mes propres ailes lorsqu’un jour ma mère, toute fébrile, m’annonça au téléphone que la femme du Facteur venait de décéder et qu’il partait vivre chez ses enfants. La maison allait être vendue d’un jour à l’autre. Mon père, qui venait de prendre sa retraite, retrouva sa joie de vivre : ce printemps-là, il replanta des pommiers nains, il agrandit son potager et il passa presque toutes ses journées dehors. Le soir, fourbu, une bière à la main, il se laissait aller à rêvasser dans son transat près du bassin à poissons qu’il avait à nouveau repeuplé. Un nouvel avenir, radieux, s’ouvrait à lui. Les nouveaux propriétaires emménagèrent fin juin, un petit couple de jeunes que le jardinage n’intéressait que modérément, hormis peut-être les arbres fruitiers.
Arriva mi-août, la chaleur avait encore monté d’un cran et mon père attaquait très tôt sa journée, pour profiter des heures plus fraiches de la matinée. Ce jour-là, ma mère ne le vit pas revenir pour son petit café de dix heures. Laissant en plan la préparation de son repas, elle alla s’enquérir de ce que pouvait bien faire son mari. Elle l’aperçut au loin, dans une posture qu’elle trouva tout d’abord incongrue. Assis dans les choux, une main sur le cœur, le visage crispé sur une sourde douleur, les yeux exorbités et la moustache frémissante, il se tourna vers elle avec difficulté et pointa du doigt le jardin d’à côté. En suivant son regard, elle vit à son tour l’épouvantail que venait d’installer leurs nouveaux voisins. Il était très réaliste : pour faire plus vrai, ils avaient trouvé amusant de l’affubler d’une casquette ornée d’un logo jaune et d’une vareuse bleu nuit dont ils avaient trouvé une caisse pleine au fond de la cave.